Art de vivre italien

La diète italienne, chapitre 18 / Giulio Picchi et Cibrèo, l’âme de Sant’Ambrogio

Si nous devions choisir un lieu qui représente l’essence de l’art de vivre à la florentine, ce serait forcément un des établissements Cibrèo, une aventure familiale initiée par Fabio Picchi en 1979 et perpétuée aujourd’hui par son fils Giulio. Ce dernier m’a donné rendez-vous dans leur quartier de Sant’Ambrogio, au Cibrèo Caffè, un mardi à 10h30. Nous nous sommes installés au fond, et, portés par le doux ronronnement de la machine à café, nous nous sommes laissés aller à une discussion sur une certaine vision de la gastronomie basée sur l’amour, la famille, la communauté, le partage et la tradition. Rencontre.

Bonjour Giulio, peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Giulio Picchi, j’ai 40 ans, je suis Florentin et je travaille au sein de l’entreprise familiale créée par mon père en 1979, Cibrèo. Nous avons notamment un bar (Cibrèo Caffè), des restaurants (Cibrèo Trattoria, Cibrèo Ristorante, Cibleo, Il Teatro del Sale) et une épicerie de quartier (C.BIO). 

 

Quel est le point de départ de ce projet familial initié par ton père ?

J’ai grandi dans une famille matriarcale qui communiquait son amour à travers les plats qu’elle préparait et la table qu’elle dressait. Ma nonna (la mère de Fabio, mon père) nous témoignait de son affection à travers un bon repas, un goûter, un lait chaud avec du miel avant d’aller au lit,… Elle nous a enseigné à donner aux autres à travers la nourriture préparée avec soin et attention. C’est le point de départ de toute l’aventure Cibrèo.

J’ai grandi dans une famille matriarcale qui communiquait son amour à travers les plats qu’elle préparait et la table qu’elle dressait. Ma nonna nous a enseigné à donner aux autres à travers la nourriture préparée avec soin et attention.

Quel type d’expérience proposez-vous à vos clients ?

Nous vivons une période de l’histoire où les gens ne s’arrêtent plus, notre monde est frénétique, notamment à cause des nouvelles technologies. La table a le pouvoir, pour chacun d’entre nous, d’être un lieu de paix, de rencontre et d’union. La table, c’est la possibilité de vivre la famille, les amitiés, les relations en général. C’est ça que nous transmettons via Cibrèo. Je dis toujours à mes équipes, “rappelez-vous que ces 2h, pour nos clients, sont sacrées”. C’est la dimension la plus fascinante de notre métier, pouvoir offrir des moments de qualité et de stabilité aux personnes qui poussent nos portes. Je parle de stabilité car dans un monde où tout change en permanence, pour nos clients, retrouver des points de repère chez nous, notamment sur nos menus, est quelque chose de fondamental, car c’est rassurant. L’innovation en cuisine est importante, il faut savoir être aventurier, mais le maintien de la tradition l’est tout autant. C’est pour ça que nos cartes changent seulement un peu. Ce que j’aime avec la cuisine, c’est que le mode de transformation est très lent comparé à beaucoup d’autres secteurs. Regarde par exemple, pour avoir de l’écorce de citron dans une sauce au ragù, il aura fallu 50 ans ! Je pense que cette lenteur est nécessaire au respect d’une certaine tradition et des émotions qu’elle nous fait ressentir.

La table a le pouvoir, pour chacun d’entre nous, d’être un lieu de paix, de rencontre et d’union. La table, c’est la possibilité de vivre la famille, les amitiés, les relations en général.

Quand as-tu su que tu voulais t’investir sérieusement dans l’entreprise familiale ?

J’ai eu la chance de faire des études d’art, à la Scuola-Città Pestalozzi et au Liceo Artistico. Je me suis rapidement dirigé vers la peinture, la photo et la sculpture, qui étaient les arts qui me venaient le plus naturellement. J’étais passionné et le suis encore. Mais d’aussi loin que je me souvienne, le Cibrèo a toujours eu l’effet d’un aimant sur moi. Avant mes 20 ans, mes expériences là-bas étaient celle du ‘job étudiant” pendant l’été, mais j’ai fini par lâcher mon école d’art à mi-chemin, vers 20 ans, pour m’y investir sérieusement professionnellement.

 

Quelles étaient les raisons principales ?

Principalement les valeurs d’artisanat et de tradition que ma famille m’ont transmises et qu’il était possible de maintenir et porter plus haut avec Cibrèo. Consommer est un acte politique, et faire notre métier comme nous le faisons aussi. En choisissant de soutenir et célébrer cette union incroyable entre la nature et les hommes qui savent en prendre soin, en choisissant des artisans/producteurs qui travaillent en symbiose, en collaboration avec elle. Et puis notre travail de restaurateur permet aussi de participer au soin apporté à notre région. Pourquoi croyez-vous que la Toscane soit si belle ? C’est parce que chaque jour, des Hommes en prennent soin, taillent ses vignes, entretiennent ses oliviers, passent des heures dans les champs et les potagers.

Consommer est un acte politique, et faire notre métier comme nous le voyons aussi. En choisissant de soutenir et célébrer cette union incroyable entre la nature et les hommes qui savent en prendre soin, en choisissant des artisans/producteurs qui travaillent en symbiose, en collaboration avec elle.

Tu le disais, ton autre passion, c’est l’art. Quel lien entretient-il avec le Cibrèo pour toi ?

Que ce soit en art ou dans le secteur de la restauration, il est question de nourriture. Ce mot est très important pour moi. Tout petit, on m’a fait comprendre que la nourriture, c’était ce qu’on mettait dans son assiette, mais pas que. Regarder un coucher de soleil, écouter de la musique, profiter des relations vraies, tout ça, ce sont des manières de se nourrir. J’ai vu passer des artistes incroyables au Cibrèo : Dario Fau, Altan, Woody Allen et j’en passe. Tous ces gens m’ont fasciné, inspiré. J’ai la chance depuis longtemps de pouvoir exposer mon travail “a casa mia”, chez moi, ici, dans les établissements Cibrèo. 

Regarder un coucher de soleil, écouter de la musique, profiter des relations vraies, tout ça, ce sont des manières de se nourrir.

Je vois aussi un autre parallèle : la liberté procurée grâce aux couleurs. Une table est belle pour les plats qu’on pose dessus mais pas seulement. Il y a une harmonie de couleurs, des aliments eux-mêmes et de comment tu présentes le tout, c’est une danse qui se crée, une rencontre.

Une table est belle pour les plats qu’on pose dessus mais pas seulement. Il y a une harmonie de couleurs, des aliments eux-mêmes et de comment tu présentes le tout, c’est une danse qui se crée, une rencontre.

La nourriture est la pierre angulaire de tout ce que vous faites, peux-tu me parler d’un souvenir d’enfance, là où tu as compris l’importance de ce qu’on met dans son assiette ?

Mon souvenir le plus net, c’est qu’à Noël, chez mes grands-parents, ce qui faisait le plus briller mes yeux, ce n’étaient pas tant les cadeaux ou les plats “classiques”, les primi, les secondi, c’étaient en fait les contorni, les accompagnements. Il y avait toujours 3 ou 4 contorni de légumes absolument inoubliables à table et c’est ça qui faisait toute la profondeur de notre repas. Je n’ai jamais mangé des carottes aussi bonnes que celles de ma nonna et j’ai très vite compris que l’ingrédient principal qu’elle y mettait, c’était l’amour.

 

Le génie de ton père, ça a été aussi de lier la nourriture à un certain art de vivre : une attitude, un sens de l’accueil, une générosité et une grande liberté. Peux-tu nous parler de cette vision très personnelle ?

Le Cibrèo, c’est tellement plus qu’un restaurant. La restauration est notre premier moyen de contribuer à la vie de la communauté et de la ville, mais le Cibrèo, c’est aussi beaucoup l’histoire de rencontres. Des gens incroyables sont passés et passent encore par chez nous. Des journalistes, des artistes, … ça a nourri le lieu.

 

Est-ce que tu penses qu’il y a un art de vivre florentin ?

Oui et on le ressent particulièrement dans un quartier comme Sant’Ambrogio. Cela tourne autour de l’idée de communauté, d’une valeur de rencontre. La rencontre entre les personnes, mais aussi la rencontre des lieux et des traditions. Tu sais, pour beaucoup de clients du Cibrèo, la raison pour laquelle ils reviennent chez nous, c’est parce qu’ils nous connaissent ! Ils connaissent un serveur, le cuisinier. En Italie, ça marche beaucoup comme ça, tu vas manger dans un endroit pas seulement parce que c’est bon, mais parce que tu connais les gens.

L’art de vivre florentin tourne autour de l’idée de communauté, d’une valeur de rencontre. La rencontre entre les personnes, mais aussi la rencontre des lieux et des traditions.

Vous semblez très attachés à votre quartier de Sant’Ambrogio. Quel est son rôle dans l’entreprise familiale ?

Sant’Ambrogio, c’est la casa madre, la maison mère, ce quartier représente les éléments fondateurs de l’idée de mon père, de cette philosophie de vie qu’il a développée. Sant’Ambrogio, c’est SACRÉ.

 

Tu es à l’initiative du Cibrèo >< Helvetia Bristol, peux-tu nous expliquer comment et pourquoi ce projet est né ?

J’avais besoin d’un nouvel espace de liberté et de créativité. Je viens de te l’expliquer, ce qu’on a à Sant’Ambrogio, c’est presque “intouchable”. Et puis, encore plus maintenant que mon père est parti, on tient à ce que cela représente. Évidemment, on peut toujours changer et améliorer des détails, des recettes, mais l’esprit et le concept général doivent rester les mêmes, c’est l’héritage de mon père. Ouvrir un Cibrèo Caffè et un Cibrèo Ristorante au sein de l’hôtel Helvetia Bristol, c’était pour moi l’a possibilité d’un nouveau challenge, un laboratoire, un terrain de jeu.

 

Aujourd’hui, comment vois-tu l’avenir de Cibrèo ? As-tu de nouveaux projets, souhaites-tu prendre de nouvelles directions ?

Pour moi, Helvetia, c’était une superbe manière d’expérimenter de nouvelles choses avant, peut-être, d’aller nous installer dans d’autres villes européennes. Sortir de Florence, c’était un projet de Cibrèo en 2018, mais le Covid nous a un peu coupé les ailes. Il a fallu se concentrer sur l’existant, le stabiliser, ça a été une période difficile. En ça, Helvetia m’a permis de faire un premier pas vers notre futur sans quitter Florence, en pouvant continuer à gérer la réalité locale. Mais je rêve de voler au vent et me poser sur une nouvelle terre fertile. Cela me semble naturel en termes d’évolution. Dans l’histoire du monde, trois choses ont toujours voyagé : les hommes, les idées et les matières premières.

Dans l’histoire du monde, trois choses ont toujours voyagé : les hommes, les idées et les matières premières.

Et comment vois-tu ton “atterrissage” en terre fertile ?

Je suis intéressé par l’union des personnes, des savoirs et des techniques, par la confrontation des idées, par le projet d’une relecture de la cuisine territoriale. Je n’ai pas envie d’aller installer un Cibrèo ailleurs et de refaire la même chose que ce qu’on a à Florence. Imagine un Cibrèo à Paris, je ne voudrais pas simplement arriver avec ma carte florentine et mes cuisiniers toscans. Ce dont j’ai envie, c’est d’appliquer les connaissances et valeurs d’un territoire sur un autre. Prends une soupe à l’oignon, mais préparée avec la connaissance italienne de ce légume et notre tradition de la soupe. Ou imagine travailler avec des chefs Français sur nos recettes traditionnelles toscanes, j’aime l’idée de mixer les savoir et les idées. C’est déjà ce qu’on a entamé avec le Cibleo, cette idée de faire de la cuisine asiatique avec les forces de notre territoire toscan. 

Je suis intéressé par l’union des personnes, des savoirs et des techniques, par la confrontation des idées, par le projet d’une relecture de la cuisine territoriale.

Quand je te parle de “Diète italienne”, à quoi penses-tu immédiatement?

Pour moi, c’est une cuisine basée non sur des règles, mais sur le bon sens. C’est une alimentation faite majoritairement de légumes, d’un peu de viande, “poca ma buona” (peu mais bonne) et de poisson, mais là aussi de manière raisonnée. Mon nonno Enzo était pêcheur sur l’île d’Elbe dans les années 50 et il nous a transmis, à mon père puis à moi, le respect du poisson et de la mer. Il nous a appris quel poisson pêcher, à quel moment de sa croissance le faire et aussi à respecter les saisons. Il n’appréciait pas la pêche en tant que sport, mais bien en tant que moyen de nourrir les siens et de partager.

 

Quel ingrédient de la “Diète italienne” est essentiel pour toi ?

La tomate, car pour moi elle raconte une belle histoire sur l’Italie. C’est un fruit non autochtone, puisqu’il nous est arrivé du sud de l’Amérique et pendant des centaines d’années, c’est resté un fruit d’ornement, absent des assiettes. Et c’est une communauté pauvre, la communauté judaïque de Livourne, qui l’a cuisinée la première. On parle de “salsa alla livornese”, une sauce avec de la tomate cuite, beaucoup d’ail et du peperoncino. Après ça, la tomate s’est propagée dans toutes les assiettes italiennes petit à petit. J’aime l’idée que nous ayons accepté de faire quelque chose de personnel avec un produit venu de l’extérieur.

 

Un aliment qui représente Florence ?

Je dirais le cavolo nero, le chou noir,  car c’est un légume complexe qui montre l’ingéniosité des Toscans qui ont compris comment le consommer. Le cavolo nero, de base, est DUR. Il ne s’attendrit que la nuit, lorsque le temps refroidit et le givre se forme. Je ne conseille en général jamais de mettre les légumes au congélateur car ils perdent leurs propriétés nutritive et leur goût, mais un très léger passage dans le glacé permet au cavolo de s’attendrir et d’être cuisiné.

 

Une recette florentine que tu aimes particulièrement ?

Le crostino al fegatino, même si c’est une spécialité qui ne fait pas l’unanimité puisqu’il s’agit de foie de volaille. Mais pour moi, c’est le parfait représentant de la gastronomie florentine, à la fois celui des cuisines familiales mais aussi des restaurants. Vous ne trouverez pas un restaurant traditionnel florentin qui ne l’ait à sa carte. Et je préfère parler du crostino al fegatino que de la bistecca, car il s’agit d’un plat issu de la cucina povera (cuisine pauvre) de famille, où on utilise une partie de l’animal qu’on a tendance à délaisser pour ne rien jeter !

 

Une adresse à Florence où tu aimes aller quand tu ne travailles pas ?

J’ai 3 enfants, et depuis la naissance du premier, il y a 8 ans, nous avons pris l’habitude de nous rendre un dimanche par mois chez Fratelli Briganti, un restaurant tenu par Leonardo dans cette ambiance familiale, de tradition et de partage qui me plait tant. C’est devenu un vrai rituel.

Fratelli Briganti, Piazza Giovanbattista Giorgini, 12/R

 

Y a-t-il des commerçants de ton quartier que tu aimerais mettre en avant ?

Je ne peux pas ne pas citer l’artisane qui encadre mes œuvres depuis toujours, M. Francalanci, elle me le ferait payer autrement (rires). Elle fait partie de la famille pour moi. Et ensuite, je veux vraiment rendre hommage aux vendeurs du marché Sant’Ambrogio. C’est un endroit que je connais depuis toujours et que je trouve magique, fascinant. Voir la synergie de ce petit monde où plusieurs cultures se côtoient (hébraïque, islamique et catholique pour ne citer qu’elles) avec harmonie me remplit de bonheur.

Corniceria dell’Agnolo, Via dell’Agnolo, 17R

Mercato Sant’Ambrogio, Piazza Lorenzo Ghiberti

L’ingrédient fondamental de notre philosophie culinaire est l’amour. L’amour que tu mets dans ta cuisine pour les personnes qui te sont chères permet de rendre le quotidien magique.

Si tu devais résumer votre philosophie culinaire familiale ? 

Je dirais que son ingrédient fondamental est l’amour. L’amour que tu mets dans ta cuisine pour les personnes qui te sont chères permet de rendre magique le quotidien. J’ai grandi avec la vision d’un amour fort entre mes grands-parents. Ma nonna était une grande cuisinière et mon nonno un grand mangeur, ils s’étaient bien trouvés ! Ils nous ont enseigné que la valeur fondamentale, bien plus qu’une grande technique ou un grand savoir, c’était l’amour.

 

Grazie mille Giulio !

 

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Découvrez l’expérience Cibrèo à l’hôtel Helvetia Bristol Florence ICI

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Par Emilie Nahon

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